Chapitre 32 : les abeilles.
Ludivine, chevauchant l’éléphant,
derrière Milo paraissait en état de choc, elle se blottit contre son conducteur
et ne bougea plus, les dents serrées. Célimène, inquiète, demanda à ce que l’on
trouve rapidement un endroit pour camper et se reposer. Lorsque la troupe
arriva dans un camping vidé par la tempête, chacun installa le camp. Aline alla
vérifier que l’eau des sanitaires était restée potable et que les intempéries
n’avaient pas brisé l’étanchéité des tuyaux ou rendu impropre à la consommation
l’eau du château d’eau voisin. Son médaillon brilla d’une lumière bleuté
engageante. Narkanaël installait des canapés et des fauteuils dans une zone
couverte de graviers et peu boueuse. Merlin plaça des alarmes, Milo aida les
farfadets à cuisiner une pintade un peu
trop maigre avec des carottes, du poireau et du navet, regardant ces
derniers légumes avec suspicion. Célimène et ses enfants rejoignirent Aline et
l’aidèrent à ramener de l’eau dans les bouteilles, flasques, gourdes et tout ce
qui pouvait en contenir et entrer dans les sacs. Suzanne, quant à elle,
cherchait des herbes et des plantes. Elle voulait en remplir son sac avant l’arrivée de
l’hiver. Elle avait listé les ingrédients nécessaires afin de fabriquer des
baumes ou des sirops antiseptiques, elle avait besoin de thym, de menthe, de
laurier, mais aussi d’eucalyptus, de miel ou de gingembre, denrées plus rares.
Tandis que le repas cuisait pendu à la crémaillère, au-dessus d’un feu
régulier, Célimène envoya tout le monde se doucher. L’eau était froide mais Marius
avait trouvé du shampoing et du savon liquide, devant de tels trésors aucun
humain ne fit la fine bouche, pas même Suzanne pourtant très frileuse. Le
voyage les endurcissait au-delà de leurs espoirs !
Lorsqu’ils se réveillèrent, reposés,
repus et propres, ils enfourchèrent leurs montures et repartirent vers le
Nord-Est. Les rayons rasants du soleil illuminaient des vignes alourdies par
les fruits (ils prirent un petit
déjeuner sucré et vitaminé qui les mit en joie). Les feuillages de l’automne
naissant enflammaient la terre qui les
portait. Des grappes d’oiseaux sombres volaient vers le sud, traçant d’étranges
ballets dans le ciel. , puis s’abattant en un instant sur un arbre, repartant
en réagissant à un signal mystérieux. Suzanne les enviait, elle regrettait le
temps où elle vivait en famille sans soucis matériels. Elle ignorait alors ce
que signifiait la responsabilité de surveiller pour prévenir du danger,
d’organiser, de trouver les ingrédients qui nourriraient la troupe. En
cornaquant sa monture elle repérait les baies et herbes qui manquaient à ses
réserves et tentait de les attirer à elle, présentant son sac bien ouvert et
imaginant le trajet des plantes du sol au dos de l’éléphant. Elle songeait que
l’insouciance ne prenait sa véritable valeur que lorsqu’elle disparaissait.
Enervée par sa nostalgie, elle serra la tête de l’éléphant plus que de coutume
entre ses genoux, celui-ci accéléra soudainement, doublant la troupe. Aline,
également plongée dans ses pensées s’agrippa à sa sœur dans un mouvement vif, évitant de basculer en
arrière. Les autres membres du groupe, hilares, applaudirent en riant. Suzanne
arrêta alors le pachyderme en lui parlant doucement.
Ils avancèrent en direction du nord
trois jours durant. Les nuits fraichissaient et les grandes étoles offertes par
les Elfes devenaient indispensables. Seule Aline ne semblait pas affectée par
la rosée et la baisse des températures. Elle fut également la seule à sourire
sous l’averse qui les surprit un soir. Elle se sentait de plus en plus proche
des éléments, de la vie sauvage et ressentait au plus profond d’elle-même les
énergies qui en émanaient. Elle se surprit à caresser les rocher et l’écorce
des arbres, à respirer pour sentir l’odeur du froid qui picotait sa peau, à
regarder les fleurs pour voir s’échapper leurs odeurs puissantes des cœurs
emplis de nectars. Elle se sentait prête à parler aux oiseaux, à rire des
vibrations qu’elle sentait partout, des caresses que chaque situation
provoquait sur sa peau. Elle comprit vite que son ouïe s’affinait, que sa vue
devenait perçante. Réveillée tôt, elle avait des envies de marches solitaires
et d’escalade. Un matin elle se senti irrésistiblement attirée par un bosquet
d’arbres sur lesquels elle grimpa agile comme un
chat sauvage. Avec souplesse, elle passa de branche en branche puis d’arbre en
arbre. Elle s’étonnait en riant de l’ivresse que lui procuraient ses sens, ses
mains serrant les branches, ses bras frôlant les feuilles, ses jambes
s’égratignant contre les troncs. Il n’y avait plus de peur du vide, plus de
vertige possible, seule comptait la conviction que tout était à sa portée, la
découverte d’une maîtrise magnifique de son corps. Elle se hissa sur une
branche haute et solide, plaça son dos contre le tronc, ramena ses jambes
pliées contre son ventre, et resta longtemps à respirer en harmonie avec le
soleil qui apparaissait à l’horizon, une aube pâle et doucement rosée qui
lançait des rayons de lumière dorée sur le monde.
Suzanne profitait de chaque halte pour
peaufiner ses réserves. Elle fit le plein de feuilles de vignes, de
framboisiers et de cassissiers. Elle dépouilla un aubépinier de ses baies
qu’elle fit sécher sur une serviette sur le dos de l’éléphant qu’elle montait.
Le troisième jour, Aline aperçut une ruche sauvage, accrochée à un tronc. Elle
fit arrêter le convoi et chacun se demanda comment ils allaient procéder pour
obtenir du miel. « Comment font les ours ? demanda Marius en se
léchant les babines.
-
Ils se font
piquer ! ironisa sa sœur.
-
Les apiculteurs
enfument les ruches pour faire sortir les abeilles avant de prendre le miel,
observa Célimène.
-
Ne peut-on pas
tout simplement leur demander un rayon ? s’enquit Aline.
-
C’est
certainement ce qu’auraient conseillé les elfes, ajouta Lou entre deux gorgées
d’eau prises à sa gourde.
-
Mais c’est bien
plus compliqué que de parler à un reptile ou un mammifère ! prévint
Narkanaël.
-
Où même à un
insecte individualiste comme la coccinelle ou la libellule. Car il ne s’agirait
alors que de communiquer avec une volonté, un instinct. En revanche les
abeilles fonctionnent en parfaite société, en totale harmonie et
complémentarité, il faudra les convaincre une par une et toutes en même
temps ! sourit Merlin.
-
J’ai pourtant
parlé à une fourmi, ces insectes vivent également en société ! remarqua
Camille.
-
Lui as-tu demandé
de prendre une décision engageant tout le nid ? rétorqua Merlin.
-
Trop long !
Nous allons dans les Vosges nous ! Et nous n’avons pas de temps à
perdre ! protesta Milo.
-
Mais sans miel il
se peut que tu n’ailles pas loin : le miel est un antiseptique un
antibiotique, un complément de nombreux sirops, objecta Suzanne qui regardait
le nid suspendu d’un air inquiet. Et d’ailleurs comment savoir si ces abeilles
sont mellifères ?
-
Elles le sont,
répondit Gulf, je peux le sentir, la ruche en est pleine.
-
Il ne reste plus
qu’à faire de la fumée ! » enchaîna Lou avant que quiconque n’ai pu
réagir. Célimène, très inquiète, fit reculer les animaux et ses deux enfants.
Les cousins les rejoignirent à regret, suivis par Narkanaël qui marmonnait
qu’un nain ne fait pas ces choses-là. Limor et Gulf avaient quant à eux
disparu, sans doute la meilleure manière de ne pas être piqués. Merlin
s’approcha de la ruche en sifflotant sans qu’il soit possible de savoir s’il se
concentrait ou tentait de se donner une contenance. Il tendit son bâton et de
la fumée bleutée en sorti doucement. Elle s’enroula autour de la ruche et il en
sorti environ trois mille abeilles en colère et très inquiètes. Suzanne pouvait
ressentir leur état de stress, elle serra les dents, cru un instant que le sol
se dérobait sous ses pieds, se senti tourner. Puis elle se força à ouvrir les
yeux et reprit conscience, en revanche Aline glissait doucement à ses côtés et
perdit connaissance, sans doute avait-elle également ressenti l’affolement des insectes.
C’était un problème à régler rapidement, comment maîtriser ses sens
suffisamment tout en évitant de sombrer sous leur puissance ? En face
d’elle, Merlin plongeait la main dans la ruche et en ressortait de fragiles
rayons de miel qu’il entassait dans un bocal. Alors que la sensation de stress
et d’affolement s’amenuisait, Suzanne vit les abeilles se regrouper et se
précipiter vers elle, Célimène cria, Marius se plaqua au sol près de Ludivine
bouche bée. Le nuage sombre et mouvant les frôla et se dirigea vers Milo
effaré. Il n’eut pas le temps d’avoir peur, les trois mille insectes
bourdonnant se posèrent sur lui, grouillant, caressant et chatouillant
l’adolescent immobile. Il resta plusieurs minutes ainsi, bras écartés, n’osant
bouger. Merlin termina alors son opération de remplissage et ferma le bocal.
Quand il se retourna, très fier de lui, il resta muet de stupéfaction devant un
Milo dont seuls les yeux et les membres étaient visibles et ses compagnons
pétrifiés de peur. Eclatant d’un rire tonitruant il s’approcha doucement, sorti
une plume de son balluchon et effleurant les pollinisatrices avec délicatesse,
les fit partir dans les airs, alors il s’adressa à la reine, la priant de
retourner dans sa ruche et toutes les abeilles suivirent leur mère en
bourdonnant bruyamment. « Ne restons pas là, j’ai l’impression d’avoir
détruit plus d’alvéoles que je ne l’aurais voulu. Il ne faudrait pas qu’elles
demandent un payement pour ma maladresse ! » Merlin fit un clin d’œil et ils grimpèrent sur leurs montures
pour repartir. Ludivine, toujours derrière Milo, sourit à Lou : « La
barbe va bien à mon chauffeur non ?
-
-Encore mieux que
les crocs !assura Lou en riant.
-
Ou que la
fourrure ! » s’esclaffa Suzanne. Milo répondit par un sourire
mystérieux. Il sembla à Suzanne que son cousin était aussi fier de son aventure
qu’il avait été pétrifié quelques instants auparavant. Merlin ajouta d’un air
malicieux qu’il le remerciait grandement
de son aide en cette situation difficile et tous éclatèrent de rire,
d’autant que c’est le moment que choisirent les farfadets pour réapparaitre.
Tous se moquèrent de leur manque de courage tout en racontant l’incident. Suzanne
vit cependant qu’Aline fronçait les
sourcils en regardant les deux petits humanoïdes d’un air sévère. Elle comprit
aussitôt pourquoi sa sœur semblait si perplexe. En effet, comment accuser de
couardise les deux compagnons les moins susceptibles d’avoir peur de quoi que
ce soit ? Ils étaient drôles et insouciants car ils ne craignaient rien,
leur puissant pouvoir pouvait les protéger de tout, il leur suffisait de
disparaitre et d’aller au loin ! Suzanne se surprit alors elle-même à
froncer les sourcils et se promit de mieux connaitre et comprendre les deux
étranges lutins.
Ils
continuèrent leur voyage dans le calme, les animaux s’habituaient à eux.
Célimène et ses enfants apprirent même à diriger les éléphants et le chameau.
La petite troupe hésitait moins à traverser les villages et ou de petits
communes. Les commerçants acceptaient souvent de faire du troc et échangeaient
de la nourriture contre des soins médicaux (Suzanne devenait habile, Merlin
était un génie !) ou des services (Narkanaël réparait tout ce qui passait
entre ses mains). L’économie du pays semblait endormie et mise en sommeil comme
les parents des cousins. Beaucoup parlaient de disparitions de leurs proches,
de maladies étranges, de rencontres effrayantes.
Ce matin-là ils avaient levé le camp
tardivement. Il était neuf heures passé quand la troupe se mit en marche. La
douceur d’un été indien persistant incitait à la paresse, les têtes
dodelinaient au rythme des montures. Vers midi ils hésitèrent à s’arrêter pour
manger et ce fut plus par habitude que par besoin qu’ils sortirent du pain et
du jambon fumé de leur sac. Célimène insista pour que chacun mange des
crudités. Marius et Ludivine regrettèrent à haute voix le temps où un pique
nique était une fête de douceurs inhabituelles : chips, fruits secs,
abricots et rôti froid. Il fallu expliquer à Merlin la différence entre chips
et frites. « Mais où étiez-vous donc ces dernières années ? Sous
l’antarctique ? Se moqua Lou.
-
Presque !
répliqua Merlin, j’ai une grande maison dans le nord de la forêt canadienne, un
bel endroit, bien tranquille.
-
Ne souhaiteriez-vous pas vivre en ville, plus
près de la civilisation ? demanda Célimène.
-
Je ne suis qu’un
vieux grincheux, légèrement misanthrope, la pollution, la foule, et surtout le
bruit, tout me rend irritable, grognon et paranoïaque.
-
Plus ou moins
comme d’habitude alors ! ricana Narkanaël en déclenchant les rires des
enfants et des farfadets.
-
Je voudrais vous
remercier de nous permettre de vous accompagner, sourit Célimène. Nous avons eu de la chance
de vous rencontrer, nous n’aurions jamais pu traverser la Garonne, vaincre la
sphinge, survivre au tsunami. De plus
voyager avec vous tous est un plaisir.
Narkanaël rougit en marmonnant quelque
chose d’inaudible. Merlin se contenta de regarder Célimène de ses yeux
pétillants : « J’ai cru comprendre que vos enfants avaient bien combattu la sphinge, de la seule
manière possible, en lui clouant le bec ! Vous avez votre place dans cette
troupe de voyageurs ! » En cinq jours ils traversèrent une grande
partie du Périgord. La pluie arriva, fraiche, soudaine et automnale. Les capes
fines des Elfes ne suffisaient plus à les réchauffer la nuit ni à les protéger
des ondées. Lou décida qu’il était temps d’utiliser son compte en banque afin d’acheter des duvets et des vestes imperméables et chaudes. Célimène décida de
l’accompagner dans Périgueux à la recherche d’un magasin de
sport. Narkanaël promis de veiller sur Ludivine et Marius. Milo décida qu’on ne
pouvait vraiment pas lui acheter une veste sans qu’il l’essaye, Suzanne eu peur
de se voir porter un habit ridicule, Aline ne voulait pas rester sans ses
cousins et sa sœur, Merlin décida que tous feraient partie de l’expédition. Ils arrivèrent donc à onze
dans la zone industrielle au sud de la petite ville. Les magasins étaient
désertés, les rares boutiques ouvertes offraient peu de choix, voire
aucun : les vendeurs ne proposaient que des éléments hétéroclites devant
des rayons vides. Ils atteignirent l’entrée du hangar qui servait de dépôt à
une célèbre enseigne de vêtements de sport. Les portes fracassées pendaient sur
leurs gonds, l’entrée était parsemée de cartons écrasés, de cintres en
plastique et de portants tordus.
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