vendredi 22 février 2019

Chapitre 32: Les abeilles


Chapitre 32 : les abeilles.


Ludivine, chevauchant l’éléphant, derrière Milo paraissait en état de choc, elle se blottit contre son conducteur et ne bougea plus, les dents serrées. Célimène, inquiète, demanda à ce que l’on trouve rapidement un endroit pour camper et se reposer. Lorsque la troupe arriva dans un camping vidé par la tempête, chacun installa le camp. Aline alla vérifier que l’eau des sanitaires était restée potable et que les intempéries n’avaient pas brisé l’étanchéité des tuyaux ou rendu impropre à la consommation l’eau du château d’eau voisin. Son médaillon brilla d’une lumière bleuté engageante. Narkanaël installait des canapés et des fauteuils dans une zone couverte de graviers et peu boueuse. Merlin plaça des alarmes, Milo aida les farfadets à cuisiner une pintade un peu  trop maigre avec des carottes, du poireau et du navet, regardant ces derniers légumes avec suspicion. Célimène et ses enfants rejoignirent Aline et l’aidèrent à ramener de l’eau dans les bouteilles, flasques, gourdes et tout ce qui pouvait en contenir et entrer dans les sacs. Suzanne, quant à elle, cherchait des herbes et des plantes. Elle voulait  en remplir son sac avant l’arrivée de l’hiver. Elle avait listé les ingrédients nécessaires afin de fabriquer des baumes ou des sirops antiseptiques, elle avait besoin de thym, de menthe, de laurier, mais aussi d’eucalyptus, de miel ou de gingembre, denrées plus rares. Tandis que le repas cuisait pendu à la crémaillère, au-dessus d’un feu régulier, Célimène envoya tout le monde se doucher. L’eau était froide mais Marius avait trouvé du shampoing et du savon liquide, devant de tels trésors aucun humain ne fit la fine bouche, pas même Suzanne pourtant très frileuse. Le voyage les endurcissait au-delà de leurs espoirs !
Lorsqu’ils se réveillèrent, reposés, repus et propres, ils enfourchèrent leurs montures et repartirent vers le Nord-Est. Les rayons rasants du soleil illuminaient des vignes alourdies par les fruits (ils prirent  un petit déjeuner sucré et vitaminé qui les mit en joie). Les feuillages de l’automne naissant enflammaient la terre  qui les portait. Des grappes d’oiseaux sombres volaient vers le sud, traçant d’étranges ballets dans le ciel. , puis s’abattant en un instant sur un arbre, repartant en réagissant à un signal mystérieux. Suzanne les enviait, elle regrettait le temps où elle vivait en famille sans soucis matériels. Elle ignorait alors ce que signifiait la responsabilité de surveiller pour prévenir du danger, d’organiser, de trouver les ingrédients qui nourriraient la troupe. En cornaquant sa monture elle repérait les baies et herbes qui manquaient à ses réserves et tentait de les attirer à elle, présentant son sac bien ouvert et imaginant le trajet des plantes du sol au dos de l’éléphant. Elle songeait que l’insouciance ne prenait sa véritable valeur que lorsqu’elle disparaissait. Enervée par sa nostalgie, elle serra la tête de l’éléphant plus que de coutume entre ses genoux, celui-ci accéléra soudainement, doublant la troupe. Aline, également plongée dans ses pensées s’agrippa à sa sœur dans  un mouvement vif, évitant de basculer en arrière. Les autres membres du groupe, hilares, applaudirent en riant. Suzanne arrêta alors le pachyderme en lui parlant doucement.
Ils avancèrent en direction du nord trois jours durant. Les nuits fraichissaient et les grandes étoles offertes par les Elfes devenaient indispensables. Seule Aline ne semblait pas affectée par la rosée et la baisse des températures. Elle fut également la seule à sourire sous l’averse qui les surprit un soir. Elle se sentait de plus en plus proche des éléments, de la vie sauvage et ressentait au plus profond d’elle-même les énergies qui en émanaient. Elle se surprit à caresser les rocher et l’écorce des arbres, à respirer pour sentir l’odeur du froid qui picotait sa peau, à regarder les fleurs pour voir s’échapper leurs odeurs puissantes des cœurs emplis de nectars. Elle se sentait prête à parler aux oiseaux, à rire des vibrations qu’elle sentait partout, des caresses que chaque situation provoquait sur sa peau. Elle comprit vite que son ouïe s’affinait, que sa vue devenait perçante. Réveillée tôt, elle avait des envies de marches solitaires et d’escalade. Un matin elle se senti irrésistiblement attirée par un bosquet d’arbres sur lesquels elle grimpa agile comme un chat sauvage. Avec souplesse, elle passa de branche en branche puis d’arbre en arbre. Elle s’étonnait en riant de l’ivresse que lui procuraient ses sens, ses mains serrant les branches, ses bras frôlant les feuilles, ses jambes s’égratignant contre les troncs. Il n’y avait plus de peur du vide, plus de vertige possible, seule comptait la conviction que tout était à sa portée, la découverte d’une maîtrise magnifique de son corps. Elle se hissa sur une branche haute et solide, plaça son dos contre le tronc, ramena ses jambes pliées contre son ventre, et resta longtemps à respirer en harmonie avec le soleil qui apparaissait à l’horizon, une aube pâle et doucement rosée qui lançait des rayons de lumière dorée sur le monde.
Suzanne profitait de chaque halte pour peaufiner ses réserves. Elle fit le plein de feuilles de vignes, de framboisiers et de cassissiers. Elle dépouilla un aubépinier de ses baies qu’elle fit sécher sur une serviette sur le dos de l’éléphant qu’elle montait. Le troisième jour, Aline aperçut une ruche sauvage, accrochée à un tronc. Elle fit arrêter le convoi et chacun se demanda comment ils allaient procéder pour obtenir du miel. « Comment font les ours ? demanda Marius en se léchant les babines.
-      Ils se font piquer ! ironisa sa sœur.
-      Les apiculteurs enfument les ruches pour faire sortir les abeilles avant de prendre le miel, observa Célimène.
-      Ne peut-on pas tout simplement leur demander un rayon ? s’enquit Aline.
-      C’est certainement ce qu’auraient conseillé les elfes, ajouta Lou entre deux gorgées d’eau prises à sa gourde.
-      Mais c’est bien plus compliqué que de parler à un reptile ou un mammifère ! prévint Narkanaël.
-      Où même à un insecte individualiste comme la coccinelle ou la libellule. Car il ne s’agirait alors que de communiquer avec une volonté, un instinct. En revanche les abeilles fonctionnent en parfaite société, en totale harmonie et complémentarité, il faudra les convaincre une par une et toutes en même temps ! sourit Merlin.
-      J’ai pourtant parlé à une fourmi, ces insectes vivent également en société ! remarqua Camille.
-      Lui as-tu demandé de prendre une décision engageant tout le nid ? rétorqua Merlin.
-      Trop long ! Nous allons dans les Vosges nous ! Et nous n’avons pas de temps à perdre ! protesta Milo.
-      Mais sans miel il se peut que tu n’ailles pas loin : le miel est un antiseptique un antibiotique, un complément de nombreux sirops, objecta Suzanne qui regardait le nid suspendu d’un air inquiet. Et d’ailleurs comment savoir si ces abeilles sont mellifères ?
-      Elles le sont, répondit Gulf, je peux le sentir, la ruche en est pleine.
-      Il ne reste plus qu’à faire de la fumée ! » enchaîna Lou avant que quiconque n’ai pu réagir. Célimène, très inquiète, fit reculer les animaux et ses deux enfants. Les cousins les rejoignirent à regret, suivis par Narkanaël qui marmonnait qu’un nain ne fait pas ces choses-là. Limor et Gulf avaient quant à eux disparu, sans doute la meilleure manière de ne pas être piqués. Merlin s’approcha de la ruche en sifflotant sans qu’il soit possible de savoir s’il se concentrait ou tentait de se donner une contenance. Il tendit son bâton et de la fumée bleutée en sorti doucement. Elle s’enroula autour de la ruche et il en sorti environ trois mille abeilles en colère et très inquiètes. Suzanne pouvait ressentir leur état de stress, elle serra les dents, cru un instant que le sol se dérobait sous ses pieds, se senti tourner. Puis elle se força à ouvrir les yeux et reprit conscience, en revanche Aline glissait doucement à ses côtés et perdit connaissance, sans doute avait-elle également ressenti l’affolement des insectes. C’était un problème à régler rapidement, comment maîtriser ses sens suffisamment tout en évitant de sombrer sous leur puissance ? En face d’elle, Merlin plongeait la main dans la ruche et en ressortait de fragiles rayons de miel qu’il entassait dans un bocal. Alors que la sensation de stress et d’affolement s’amenuisait, Suzanne vit les abeilles se regrouper et se précipiter vers elle, Célimène cria, Marius se plaqua au sol près de Ludivine bouche bée. Le nuage sombre et mouvant les frôla et se dirigea vers Milo effaré. Il n’eut pas le temps d’avoir peur, les trois mille insectes bourdonnant se posèrent sur lui, grouillant, caressant et chatouillant l’adolescent immobile. Il resta plusieurs minutes ainsi, bras écartés, n’osant bouger. Merlin termina alors son opération de remplissage et ferma le bocal. Quand il se retourna, très fier de lui, il resta muet de stupéfaction devant un Milo dont seuls les yeux et les membres étaient visibles et ses compagnons pétrifiés de peur. Eclatant d’un rire tonitruant il s’approcha doucement, sorti une plume de son balluchon et effleurant les pollinisatrices avec délicatesse, les fit partir dans les airs, alors il s’adressa à la reine, la priant de retourner dans sa ruche et toutes les abeilles suivirent leur mère en bourdonnant bruyamment. « Ne restons pas là, j’ai l’impression d’avoir détruit plus d’alvéoles que je ne l’aurais voulu. Il ne faudrait pas qu’elles demandent un payement pour ma maladresse ! » Merlin fit un  clin d’œil et ils grimpèrent sur leurs montures pour repartir. Ludivine, toujours derrière Milo, sourit à Lou : « La barbe va bien à mon chauffeur non ?
-      -Encore mieux que les crocs !assura Lou en riant.
-      Ou que la fourrure ! » s’esclaffa Suzanne. Milo répondit par un sourire mystérieux. Il sembla à Suzanne que son cousin était aussi fier de son aventure qu’il avait été pétrifié quelques instants auparavant. Merlin ajouta d’un air malicieux qu’il le remerciait grandement  de son aide en cette situation difficile et tous éclatèrent de rire, d’autant que c’est le moment que choisirent les farfadets pour réapparaitre. Tous se moquèrent de leur manque de courage tout en racontant l’incident. Suzanne vit cependant  qu’Aline fronçait les sourcils en regardant les deux petits humanoïdes d’un air sévère. Elle comprit aussitôt pourquoi sa sœur semblait si perplexe. En effet, comment accuser de couardise les deux compagnons les moins susceptibles d’avoir peur de quoi que ce soit ? Ils étaient drôles et insouciants car ils ne craignaient rien, leur puissant pouvoir pouvait les protéger de tout, il leur suffisait de disparaitre et d’aller au loin ! Suzanne se surprit alors elle-même à froncer les sourcils et se promit de mieux connaitre et comprendre les deux étranges lutins.
Ils continuèrent leur voyage dans le calme, les animaux s’habituaient à eux. Célimène et ses enfants apprirent même à diriger les éléphants et le chameau. La petite troupe hésitait moins à traverser les villages et ou de petits communes. Les commerçants acceptaient souvent de faire du troc et échangeaient de la nourriture contre des soins médicaux (Suzanne devenait habile, Merlin était un génie !) ou des services (Narkanaël réparait tout ce qui passait entre ses mains). L’économie du pays semblait endormie et mise en sommeil comme les parents des cousins. Beaucoup parlaient de disparitions de leurs proches, de maladies étranges, de rencontres effrayantes.
 Ce matin-là ils avaient levé le camp tardivement. Il était neuf heures passé quand la troupe se mit en marche. La douceur d’un été indien persistant incitait à la paresse, les têtes dodelinaient au rythme des montures. Vers midi ils hésitèrent à s’arrêter pour manger et ce fut plus par habitude que par besoin qu’ils sortirent du pain et du jambon fumé de leur sac. Célimène insista pour que chacun mange des crudités. Marius et Ludivine regrettèrent à haute voix le temps où un pique nique était une fête de douceurs inhabituelles : chips, fruits secs, abricots et rôti froid. Il fallu expliquer à Merlin la différence entre chips et frites. « Mais où étiez-vous donc ces dernières années ? Sous l’antarctique ? Se moqua Lou.
-      Presque ! répliqua Merlin, j’ai une grande maison dans le nord de la forêt canadienne, un bel endroit, bien tranquille.
-      Ne  souhaiteriez-vous pas vivre en ville, plus près de la civilisation ? demanda Célimène. 
-      Je ne suis qu’un vieux grincheux, légèrement misanthrope, la pollution, la foule, et surtout le bruit, tout me rend irritable, grognon et paranoïaque.
-      Plus ou moins comme d’habitude alors ! ricana Narkanaël en déclenchant les rires des enfants et des farfadets.
-      Je voudrais vous remercier de nous permettre de vous accompagner,  sourit Célimène. Nous avons eu de la chance de vous rencontrer, nous n’aurions jamais pu traverser la Garonne, vaincre la sphinge, survivre au  tsunami. De plus voyager avec vous tous est un plaisir.
Narkanaël rougit en marmonnant quelque chose d’inaudible. Merlin se contenta de regarder Célimène de ses yeux pétillants : « J’ai cru comprendre que vos enfants  avaient bien combattu la sphinge, de la seule manière possible, en lui clouant le bec ! Vous avez votre place dans cette troupe de voyageurs ! » En cinq jours ils traversèrent une grande partie du Périgord. La pluie arriva, fraiche, soudaine et automnale. Les capes fines des Elfes ne suffisaient plus à les réchauffer la nuit ni à les protéger des ondées. Lou décida qu’il était temps d’utiliser son compte en banque afin d’acheter des duvets et  des vestes imperméables et  chaudes. Célimène décida de l’accompagner  dans  Périgueux à la recherche d’un magasin de sport. Narkanaël promis de veiller sur Ludivine et Marius. Milo décida qu’on ne pouvait vraiment pas lui acheter une veste sans qu’il l’essaye, Suzanne eu peur de se voir porter un habit ridicule, Aline ne voulait pas rester sans ses cousins et sa sœur, Merlin décida que tous feraient partie  de l’expédition. Ils arrivèrent donc à onze dans la zone industrielle au sud de la petite ville. Les magasins étaient désertés, les rares boutiques ouvertes offraient peu de choix, voire aucun : les vendeurs ne proposaient que des éléments hétéroclites devant des rayons vides. Ils atteignirent l’entrée du hangar qui servait de dépôt à une célèbre enseigne de vêtements de sport. Les portes fracassées pendaient sur leurs gonds, l’entrée était parsemée de cartons écrasés, de cintres en plastique et de portants tordus.

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